Un éclair zèbre le ciel noir, et l'espace d'un instant la forêt est éclairée comme en plein jour. Je fixe l'endroit où les cieux se sont déchirés sous le poid de l'orage. Mes yeux dorés luisent dans la nuit sombre, tandisque je suis tapie dans l'ombre. Une ombre parmis les ombres, indécelable tant que je plisse les yeux. Une souris trottine entre les racines noueuses d'un boulot. Je suis immobile, mes muscles se tendent à peine. Un frottement d'aile se fait entendre, si léger que quelqu'un d'autre n'aurait rien entendu d'autre que le murmure du vent. Un Grand Duc, fait pour voler dans la plus grande discrétion jusqu'à sa proie, a fait son entrée au-dessus de nous. Je me détend, quand, quelque secondes plus tard, l'oiseau de nuit a fondu à toute vitesse sur le rongeur. Nos yeux dorés se croisent, avant qu'il reprenne de l'altitude et se pose sur une brache pour dévorer son butin. Je le regarde en silence, le visage impassible. De toutes façons, la proie n'avait rien de convoitante. Je trouverai mieux plus tard...
Aussi silencieuse que le rapace, je disparais entre les arbres pour continuer mon chemin...

Je pars, sans regarder en arrière. Kyrä... Ou devrais dire, Apocalyptica, se débrouillera très bien sans moi, ou pas, mais dans ce cas là, ce n'est pas mon problème.
Je laisse mon passé derrière moi. Tout ce que j'ai vécu s'envole, ne fait plus partie de moi. Je mets tout de côté, dans ma mémoire, dans le dernier tiroir.
Je ne suis plus Unforgiven, mais Nightmare. Je me forge une nouvelle personnalité. Comme si j'étais possédé, ou schizophrène, à vous de voir...
J'oublie le meurtre de mes parents. Comment je les ai massacrés. J'esquisse un sourire, et, dans ma tête, saute sur le tas de mon passé pour le tasser car il ne veut pas rentrer dans le tiroir...

Bon. Je ne connais rien des lieux, alors j'y vais à l'instinct.
Je suis toujours dans la forêt... Je ne sais pas si je tourne en rond, si je suis un point précis, mais j'avance, sans me poser de questions, en me disant que je sortirais bien d'ici un jour ou l'autre...

Je sens quelques gouttes, lève le museau au ciel, puis admire un magnifique éclair, éblouit le firmament. Puis la fine pluie tombe à verse.
Tant mieux. J'adore l'orage.

Je lâche un bâillement à m'en décrocher les mâchoires. Je me rends compte alors que je suis fatigué... Je scrute le paysage autour de moi, à la recherche d'un p'tit endroit sympa pour roupiller.
Je trouve un arbre à branche basses et épaisses. Je me dirige vers lui, l'escalade et m’allonge sur une branche.

J'ai l'impression d'avoir de la compagnie, mais il doit surement s'agir de quelques rongeurs ou d'oiseaux nocturnes... Je me fais sans doute des allusions....

Je somnole, me chantonnant à voix basse " ♪ Do you really want to hurt me ? Do you really want to make me cry ? ♫ "

Qui a osé me laisser ici? Le clan a-t-il décidé que je ne leur servais plus à rien? Ne suis-je plus l'élu? Pourquoi est-ce que je ne me souviens de rien? Trop de questions. Je ne suis pas habituée à trop me poser de questions. Espionner, défendre, attaquer, tuer. Voilà pourquoi je suis faite. Habituellement il me suffit de quelques secondes pour tout analyser, tout comprendre, et gagner. Ici c'est différent. Il me manque les souvenirs, pour gagner. Donc pour l'instant, c'est match nul. Moi contre je-ne-sais quoi, moi contre cet endroit inconnu, moi contre ma mémoire. Moi contre moi.
J'ai repris ma chasse. Ici je suis maître. Tout prédateur digne de ce nom est maître. Je sens soudain une présence. Deux présences même. Mes oreilles se baissent de mécontentement. Brièvement. Je me concentre. J'oublis l'autre, situé dans un arbre pas loin d'ici, et qui d'après sa respiration ne tient pas à passer innaperçu. Il n'est pas en chasse. Tant mieux. Cette biche est pour moi.
Je m'approche d'elle, mes pas foulent la terre comme si je n'étais que de plumes, trop légère pour faire le moindre bruit. La biche ne se doute de rien. Trop jeune, trop frêle, trop inexpérimentée... Elle ne se doute pas du peu de temps qu'il lui reste à vivre. Durant quelques instants je me demande qu'est-ce que je ressentirais à sa place. Tranquille, idiote, naïve... Et puis soudain quand luisents les griffes, on se dit que notre vie aura été bien courte, qu'on n'a rien pour se défendre. Seule la fuite, mais ce soir elle est inutile. Ce soir on va mourir. Mourir sans pouvoir ne serait-ce que tenter une attaque. C'est pitoyable. Etait-ce ça la vie, pour eux? Savoir qu'on ne peut se défendre, savoir qu'une fois les griffes en vue la mort nous attend, la fin est proche...?
Je ferme les yeux. De toutes façons qu'est-ce que ça peut me faire. Ce sont des proies, je suis le prédateur. Ils sont nés pour mourir, je suis née pour les tuer. Il ne faut pas chercher à trop réfléchir. Laisser l'instinct nous emporter, agir en bon prédateur, et rien d'autre.
La biche broute le peu d'herbe qu'offre la forêt en cet endroit. Elle semble perdue. Je m'approche en silence, je ne suis plus qu'à quelques mètres... Un bruit retentit au-dessus de nous. Mes griffes creusent de profonds sillons dans la terre, mes oreilles se plaquent sur ma tête. Chaque chose en son temps. En une fraction de seconde j'ai bondi, stoppant net la course de la biche qui passe comme une furie devant moi, la faisant chuter sans ménagement. Elle n'a pas touché le sol que je lui brise déjà la nuque.
La biche s'étale de tout son long. Morte.
C'est presque trop facil. Il manque les griffes, il manque les cris. Ce n'est pas un combat, c'est juste de la chasse. Le sang n'y fait rien... J'épie autour de moi. Ormis l'impertinant qui chantonne au-dessus, il n'y a personne. Je peux laisser ma proie seule. Je me dis que j'aurais mieux fait de le tuer avant... Trop tard. De toutes façons j'ai quand même eu mon repas. Je grimpe rapidement le long du tronc avant de me poser sur la branche la plus basse, devant le tigre, les oreilles plaquées, la nuque hérissée.

« Tu ne peux pas te taire? Un peu de respect pour le silence et pour les chasseurs qui en profitent, imbécile ! »

Le temps n'est pas à la guerre, pas encore. Son odeur me rappelle qu'il est de mon clan. C'est ça qui m'a stoppé tout à l'heure. Enfin, de mon clan, c'est façon de parler... Je reste loyale à mon vrai clan.

« Que je chante ou que je me taise, ça te t'empêche pas de chasser que je sache. Je pourrais crier en cœur, tu la choperais quand même ta gazelle ! »

Un grondement sourd s'échappe de ma gorge. Personne n'a osé me parler ainsi jusqu'au là. Personne sauf Macco, bien sûre. Mais Macco, il est différent des autres. Macco c'est Macco, Macco c'est le meilleur, Macco c'est mon "maître". Il est le seul qui puisse faire ce dont il a envie en ma présence. Le seul à pouvoir me donner des ordres. Le seul à me répondre, à pouvoir me parler mal... Mais lui, qui est-il? Pour qui se prent-il pour répondre à l'élue. Ma fureur augmente en moi en moi lorsque je me souviens d'une évidence... J'oublis toujours qu'ici je ne suis rien. Rien de plus que les autres tigres qui errent dans ces bois. Ma fourrure retombe sur ma nuque, mes muscles se détendent -à peine- et mes oreilles se relèvent à moitié. Pourtant ma voix fuse avec force vers l'inconnu.

« Un autre aurait raté sa traque ! Et ç'aurait été de ta faute! »

Ma voix exprime mon agacement et ma fureur. Certes, c'est léger. Mais ils se font resentir tout de même. L'inconnu se remet à chanter et ma queue fait des aller-retours vifs, de gauche à droite. Mon regard traverse le tigre comme s'il n'existait déjà plus. Je ne prends même pas la peine de faire demi-tour, ni de redescendre par là où je suis montée. Sans penser un seul instant qu'un autre pourrait avoir le vertige, sans penser aux quelques deux-trois mètres de vide en dessous de moi, je pivote et bondis hors de l'arbre. Ma descente trace un arc-de cercle gracile vers le sol. Je me réceptionne en beauté, sans trop de bruit, et emporte ma biche deux arbres plus loin pour la dévorer. A travers les branchages je sens un regard posé sur moi. Ce pauvre imbécile, ou la petite chouette qui s'est posé sur une cime plus loin? Peu importe. J'avais déjà oublié l'un et l'autre...

La tigresse est descendue quand j'ai commencé à chanter. Ma voix faiblis, je m'apprête à m'endormir...
Mais je ne trouve pas le sommeil. Ce n'est pas la première fois, je ne m'en inquiète pas. Des fois, je fais même des nuits blanches, par insomnie.
Tant pis... Je me relève, je n'ai aucune envie d'attendre des heures un sommeil qui ne viendra pas.
Je descend de l'arbre, et une fois en bas, m'arrête.

- Tu comptais retrouver ta copine ? me dix la voix, toujours aussi moqueuse.

- Moi ?? Pas du tout !

- Alors, que compte tu faire ? A part ta sœur, tu ne connais personne. Tu ne va pas me dire que tu partais faire une ballade de santé...


Encore une fois, il a raison. Et encore une fois, je ne veux pas l'admettre.
J'évalue mes possibilités... Ce que je pourrais faire. Ça ce résume à ça :

- Chasser
- Aller voir la tigresse
- Dormir
- Se promener

Génial. Je penche pour la chasse, même si je n'ai pas faim. Ça occupe...

Je me mets à l'affut, cherchant du gibier. A part une chouette et quelques souris, y a nada. Je vois la tigresse, pas loin, mangeant sa biche.
Et moi, pourquoi je trouve rien ? C'est quoi ce bled, y a même pas un lapin...
A dix mètres, je vois un buisson bouger...
Haha, suspens ! Qu'est ce que ce sera ? Sanglier, cerf, musaraigne ?
On va voir ça de suite.
Je me ramasse sur moi même, puis cours et bondit en direction du buisson.
Je vois une queue dépasser... Un rat apparemment. Ni une ni deux je prend la queue par la bouche, et observe de plus près.
Ah, un mulot... Pas très nourrissant, mais comme j'ai pas très faim, ça ira.

- C'est bien Unforgiven... Tu t'es bien amusé ?

Je ne prend même pas la peine de répondre. Il continue alors :

- C'est ce à quoi tu compte passer tes journées ? Chasser des mulots, dormir, et mater les filles ?

Il laisse son ton sarcastique pour un ton sérieux, grave.

- C'est pour ça que tu as tué tes parents ? Pour te retrouver seul et glander ?!

- La ferme ! je hurle dans ma tête, t'as pas le droit de me parler comme ça ! Je t'ai pas inviter dans ma tête, alors dégage !

- Non mais franchement, tu fais pitié. Tu tue tes parents, et tu ne profite pas de ta liberté ? Mais prends-toi en main, merde, assume toi, fais quelque chose !... Quitte à aller voir la " charmante " demoiselle qui bouffe la biche, mais arrête de glandouiller !... Je sais pourquoi tu as tué tes vieux, mais tu dois passer à autre chose. Fais toi une nouvelle personnalité, mais je veux pas d'un glandeur. T'as pas choisi le bon caractère. Tu sais ce qui t'arrivera si tu échoue... Si tu n'arrive pas à garder ton secret. Tu dois rester mystérieux, sans trop en faire. Personne ne dois savoir. Et surtout pas ta sœur. Pas maintenant...

Je baisse la tête. Il a raison. Comme toujours. Et ça m'énerve.
Je jette un regard en direction de la tigresse. Le cœur de m'en dit pas d'aller la voir. Si c'est pour qu'elle m'envoie balader, non merci.

Au fond, quand on y réfléchit bien. Qu'est-ce qu'on est ? Marcher, manger, dormir. chaque jour la même chose. Des robots, programmés pour accomplir toujours les mêmes choses. Marcher, manger, dormir. Je me demande à quoi on sert, à toujours marcher, à toujours manger, à toujours dormir. C'est ridicule, c'est inutile. Nous sommes inutiles. Et pourtant, on continu à se battre. Se battre contre la mort, contre l'ennemi, pour continuer à vivre, pour continuer à être inutile, faire des choses inutiles. Marcher, manger, dormir. Ça aussi c'est idiot. En fait le monde est idiot, nos principes, nos habitudes, nos paroles.
Et moi? Je dois être idiote, moi aussi. Moins que les autres, mais idiote quand même, puisque je suis un robot. Au moins, on m'a ajouté une autre fonction. Me battre. c'est bien, je sais faire plus de choses. Marcher, manger, dormir, me battre. On doit être nombreux, à savoir se battre. Mais peu de tigres passent leur vie entière entre le combat et la diplomatie. Moi, c'est ce qui a forgé toute ma vie, depuis cette prophétie qu'a répétée notre chaman. Je serai l'élue, le plus grand chef de tous les temps, celle qui protégerai le clan d'un grand danger. Pouvez-vous me dire où est ce clan, où est ce danger? Je ne vois aucun des deux, mais peut-être ai-je perdu l'un en perdant contre l'autre. Pourquoi aurai-je perdu? J'ai été élevée pour ça, après tout. Pour défendre, pour tuer. Si je ne suis pas capable d'accomplir ce pour quoi je suis née, a quoi est-ce que je sers? Peut-être que c'est pour ça, que je suis là... Ais-je échoué?
Un bruit me sort de mes pensées. Je fais semblant de rien, mais mon regard épie ce quoi se passe à côté. Le tigre idiot est descendu, et, comme l'idiot qu'il est, il ne sait pas quoi faire. Pourtant c'est facile. Il n'y a que quatre mots à retenir. Marcher, manger, dormir. Moi je mange. Je n'ai ni envie de dormir, ni envie de marcher. Le tigre idiot a décidé de manger. C'est bien, il suit la règle. Je n'ai pas envie qu'on contredise mes pensées. La seule chose qu'il parvient à attraper est un mulot. Un mulot à moitié sourd, j'en suis certaine, car le boucan qu'il a fait a éloigné les autres proies. Il n'avait qu'à réfléchir avant, le tigre idiot. Marcher, manger, dormir, et non pas marcher, manger, dormir et chanter. Imbécile. Il devra comprendre un jour ou l'autre: pour faire ce que l'on doit faire, il faut respecter le silence. Car hors des combats, le silence est maître. Laissons le bon soin aux oiseaux de le briser, ne soyons pas aussi fous qu'eux. Le tigre idiot me regarde. Je n'aime pas que l'on me fixe comme si j'étais une bête de foire. Personne n'a le droit de me fixer comme ça.

« Qu'est-ce que tu as? La forêt n'est pas assez grande pour que tu regardes ailleurs?»

" Qu'est-ce que tu as ? La forêt n'est pas assez grande pour que tu regardes ailleurs ? "

Qu'est ce que je disais... J'ai même pas ouvert ma gueule qu'elle m'envoie déjà bouler...
Comme j'ai rien d'autre à faire, je lui répond :

- Pu***n mais tu commence à me faire chi** !

Non, en fait je ne lui ai pas répondu ça... Plutôt ceci :

- Qu'est ce que tu veux que je regarde d'autre ? Je vais pas être en extase devant les sapins ....

- T'es plus belle que le paysage, je vois pas ce que je pourrais mater d'autre... , j'ai failli ajouter.

Cette remarque me fais sourire... Je dois me retenir de ne pas me marrer, sinon ça va pas le faire...
Je me rapproche un peu d'elle et lui demande :

- Au fait, comment tu t’appelle ?

« Qu'est ce que tu veux que je regarde d'autre ? Je vais pas être en extase devant les sapins .... »

Il est assez bête pour le faire, j'en suis sûre. Je ne fais pas part de ma remarque, parce que je le vois sourire et ma curiosité implore de savoir pourquoi. Je ne relève pas non plus. Le tigre idiot m'observe. Je préfèrerais vraiment qu'il contemple un sapin, en fait. Comme toujours il y a des gens qui existent juste pour nous énerver un peu plus, c'est le principe même de la vie. Les inutiles deviennent ceux qui nous dérangent le plus. Il faut bien occuper une fonction dans ce cycle de vie...
Le tigre idiot se rapproche alors de moi et sussurre:

« Au fait, comment tu t’appelle ? »

J'envoi un coup de patte près de son museau.

« Bat les pattes, sal chat ! Mon nom ne regarde que moi, alors va-t-en! Tu ne voudrais pas aller déranger quelqu'un d'autre? Ca me fera des vacances. Au mieux va contempler un arbre... »

J'abandonne ma biche a moitié terminée et contourne le tigre idiot. Je croise son regard alors que je vais disparaître derrière les arbres, mais je lui lance tout de même d'une voix lugubre:

« Ne tente pas de me suivre, sinon je vais vraiment m'énerver... »

Je laisse l'imbécile dans sa forêt et me dirige vers les terres Storms. En espérant que je ne le recroiserai plus jamais.

Dans le pâté, je ne vois pas le coup arriver... Il frôle mon museau, juste du bluff...
" Bat les pattes, sal chat ! Mon nom ne regarde que moi, alors va-t-en! Tu ne voudrais pas aller déranger quelqu'un d'autre? Ca me fera des vacances. Au mieux va contempler un arbre..."
Je ne relève pas l'insulte. Bon, puisque qu'elle ne veut pas me donner son nom, je vais lui en inventer un... Et je ne vois pas l'intérêt d'aller mater les arbres.
Prête à s'en aller, elle me lance une dernière recommandation :

- Ne tente pas de me suivre, sinon je vais vraiment m'énerver...

C'aurait été amusant de la suivre, rien que pour l'emmerder... Mais la flemme me gagne, et je ne vois pas l'intérêt de suivre Grognasse pour l'instant. Oui, " Grognasse " c'est son nom. Enfin, le nom que je lui ais trouvé en attendant de connaitre le vrai...

Je quitte alors la forêt, et déambule vers un terrain sableux...